Butembo : Un silence scandaleux entretenu autour de l’agression de la journaliste Sifa Bahati
6 août 2021Les cas d’agressions contre les femmes journalistes sont réels dans la ville de Butembo, à l’Est de la République Démocratique du Congo. Dans cette ville, on compte plusieurs organisations socioprofessionnelles des journalistes ainsi que plus de 40 stations de radiodiffusion. Il y existe même des organisations engagées spécialement dans la défense des droits des femmes, des organisations des femmes journalistes et des corporations des médias. Mais toutes ces parties prenantes traînent les pas et peinent à jouer un rôle tangible dans la lutte contre les agressions et autres facteurs mettant en mal la sécurité et la protection des femmes journalistes. Pourquoi restent-elles sans faire grand-chose de concret et regardent les choses se dégrader au lieu d’agir en amont ? Le cas d’agression de la journaliste Kahindo Sifa Bahati, agressée en plein exercice de son métier de journaliste n’a pas eu de suite dans le sens de la remettre dans ses droits et punir les auteurs. L’agresseur jouit pleinement de sa liberté, à qui la faute ?
Ce cas d’agression contre une femme journaliste remonte à mardi 27 avril 2021. Une journaliste œuvrant à la Radio Soleil émettant sur la fréquence 101 Mhz dans la ville de Butembo (Province du Nord-Kivu, RDC) a frôlé le mort. Sifa BAHATI, est cette brave journaliste, passionnée du terrain, aurait laissé sa peau dans un reportage qu’elle réalisait sur la mauvaise gestion des immondices dans le centre-ville de Butembo, précisément sur l’Avenue de l’Eglise au Quartier Centre Commercial. Un ouvrier de la Brigade Urbaine d’Assainissement a tenté d’assommer la journaliste au moyen d’une pioche lorsque que celle-ci réalisait une interview avec un acteur social dénonçant le danger que présente une montagne d’immondices, alors présente en ce lieu, sur la santé des usagers du marché de fortune qui y a déjà pris place.
Ces immondices venaient de passer environs trois semaines sur ce lieu sans être évacuées. Mêlés à toute sorte de déchets provenant du marché central de Butembo, ces débris sont souvent stockés au croisement de l’Avenue de l’Eglise et la Rue d’Ambiance, en attendant d’être évacués par les ouvriers du service urbain de l’environnement, via son département d’Hygiène et Assainissement.
Pas d’actions concrètes menées
Les médias ont dénoncé à longueur de journées cette agression contre la femme journaliste Kahindo Sifa Bahati. Des reportages, interviews avec la victime ont été produits, mais les investigations du Réseau des Journalistes d’Investigation autour des Agressions contre les Femmes Journalistes (REJIAFJ) ont révélé que rien de visible en termes d’action judiciaire n’a été fait. Les organisations censées condamner cet agissement n’ont pas fait grand-chose pour que le dossier ait un écho et que l’auteur réponde de ses actes conformément à la loi. Cette inaction, non seulement banalise les agressions contre les journalistes, mais aussi favorise l’impunité envers les auteurs des agressions.
« Ce genre d’actes ne passeraient pas inaperçus. Se taire devant cette agression flagrante contre une brave journaliste, bien identifiée et bien connue à travers la ville, ça crée de la honte à toutes les parties prenantes dans la sécurité et la protection des journalistes. Si quelque chose de mal arrivait à la jeune journaliste, exemple les blessures graves ou la mort, on serait en train de pleurer sans cesse et on l’aurait perdue. Je crois qu’il faut que les choses bougent dans le sens de faire répondre de leurs actes les auteurs des agressions contre les femmes journalistes… », analyse Gilbert Kakundika, un commerçant témoin oculaire et auriculaire de la scène d’agression contre la journaliste de Soleil FM.
Cet acte dont la journaliste a été victime est qualifiable de l’infraction de tentative de coups et blessures volontaires, conformément au Code Pénal congolais livre II, à son article 46. « La journaliste ne voyait même pas ce qui se préparait derrière. Elle était concentré à poser des questions à son interlocuteur», indique un autre témoin. Ce dernier précise que c’est grâce aux cris d’alerte des personnes qui étaient aux alentours que la victime s’est rendue compte de ce qui était sur le point de lui arriver. L’attitude du présumé agresseur porte à croire qu’il a regretté d’avoir raté son coup. Le présumé bourreau a poursuivi sa victime à quelques pas avant qu’elle ne soit enfermé dans une maison de vente.
L’Union Nationale de la Presse du Congo (UNPC), l’Union Congolaise des Femmes des Médias (UCOFEM), le Collectif des Médias de Butembo, l’Association de Défense des Droits des Femmes (ADDF) et tant d’autres organisations féminines locales, nationales et internationales ont-ils fermé les yeux devant cette agression flagrante contre une femme journaliste qui, de fait, est aussi une défenseure des droits de l’homme ? Si la réponse est à l’affirmative, pourquoi alors?
« Cette agression susciterait pourtant beaucoup d’attention de la part de différentes parties prenantes. Mais qu’ont fait pratiquement toutes les organisations et instances judiciaires pour décourager cette agression et remettre la victime dans ses droits ? », interroge Maître Nzanzu Kamuha Kizito, défenseur judiciaire près le Tribunal de Grande Instance de Butembo.
Trois mois après, le Parquet est resté muet devant cette infraction. On sait pourtant que la mission de cette structure consiste pourtant à « rechercher les infractions et les déférer devant les instances judiciaires compétentes ». Cette attribution lui est conférée par la loi organique N°13/011-B du 11 avril 2013 portant organisation, fonctionnement et compétences des juridictions de l’ordre judiciaire, à son article 67. Nous avons cherché à comprendre, de la bouche autorisée, pourquoi ce fait infractionnel est passé inaperçu aux yeux du parquet. Nous avons remué ciel et terre mais nos efforts pour joindre physiquement les animateurs de cette structure n’ont pas abouti.
Certains analystes, experts en questions de droit tentent de donner des explications à propos de ce fait. « Notre justice fait face aux problèmes financiers. La loi donne des attributions au parquet, mais celui-ci, sans moyens, ne peut pas savoir traquer les infractions comme il se doit. L’argent facilite tout », analyse une source dans le couloir du Parquet de Grande Instance de Butembo.
Pour un autre analyste, cette attitude s’explique par le fait que la justice en RDC est déjà habituée à attendre que viennent se plaindre auprès d’elle les personnes dont les droits ont été violés. « Je ne sais pas si notre justice peut faire autrement, moi la connaissant comme telle. Il est rare, voire rarissime que le Parquet se saisisse automatiquement des dossiers infractionnels », analyse-t-il.
Tout ce qu’il convient de retenir est que cette inaction du Parquet face à l’agression d’une journaliste, pourtant largement diffusée sur les médias locaux, a de graves incidences sur la lutte contre les agressions contre les femmes journalistes et la lutte contre l’impunité y afférente.
Nous avons cherché à savoir ce qu’a fait l’Union Congolaise de Femmes de Médias (UCOFEM). De ce côté également, pas grand-chose n’a été entrepris concrètement comme action pour remettre la victime dans ses droits.
« La victime nous a juste raconté comment les faits se sont passés et nous nous sommes limités-là…», répond Madame KAVIRA SAVALI Laetitia, Présidente de l’UCOFEM dans la ville de Butembo. Elle n’a pas donné beaucoup de détails sur sa compréhension de l’ampleur du danger auquel son membre a fait face. A la question de savoir pourquoi l’UCOFEM a gardé silence face à cette agression, notre source a répondu de manière laconique qu’elle n’a pas de réponse à fournir.
Qu’ont-fait, par ailleurs, les organisations de défense des droits la femme pour remettre la victime dans des droits et lutter contre l’impunité face aux agressions contre les femmes journalistes ? Les investigations révèlent que ces organisations ont complètement brillé par un silence qui scandalise. La plupart d’organisations contactées rejettent la faute à la victime, pour n’avoir pas notifié auprès d’elles.
«…Nous n’avons pas eu cette information. C’est maintenant que tu nous informes et la victime n’est jamais venue nous voir pour dénoncer et demander notre accompagnement…», se défend un de hauts cadres de l’Association de Défense des Droits de la Femme (ADDF). L’on sait pourtant que ces organisations sont supposées rester permanemment en contact et en connaissance des événements qui se passent dans la communauté et qui rentrent dans son domaine d’intervention.
La seule initiative qui a été entreprise est celle de la Direction de la Radio Soleil (où preste la victime), de mèche avec l’Union Nationale de la Presse du Congo (UNPC) et le Réseau des Journalistes d’Investigation autour des Agressions contre les Femmes Journalistes (REJIAFJ). Ce trio organisationnel a mené une séance de plaidoyer auprès du Maire de la ville de Butembo, dans sa casquette de garant de la liberté et de la réalisation des droits humains des citoyens. L’objectif était de lui présenter les faits et lui exprimer la gravité de l’incident en vue de l’amener à se saisir du dossier. La finalité était de solliciter son intervention pour que l’auteur de cette agression soit puni. A l’issu de la rencontre, l’autorité urbaine s’est montré rassurant.
Le silence scandaleux de l’autorité urbaine
Même au sein du personnel de la Mairie de Butembo, cette inaction de Maître Mbusa Kanyamanda Sylvain, alors Maire de ville est analysée différemment. « Cette attitude et cette façon de faire affichée par le Maire de ville n’ont fait qu’encourager ceux qui banalisent la sécurité et la protection des journalistes, particulièrement les femmes, dans le paysage médiatique de la ville de Butembo et environs. Si le Maire frappait, les gens allaient comprendre que c’est un signal fort et ils ne s’amuseraient pas à vilipender les femmes journalistes..», regrette un agent de la Mairie de Butembo, qui a requis l’anonymat.
Cette volonté de l’UNPC, de la Radio Soleil et du REJIAFJ de poser ne fût-ce qu’un geste n’aura pas produit d’impact dès lors que la victime a posé un autre problème. « En droit, si la victime ne se plaint pas, une autre personne physique ou morale peut porter plainte si une procuration lui est attribuée. Cela n’a pas été le cas pour la journaliste qui a été victime de cette agression. Elle a préféré ne pas porter plainte, même donner sa procuration au Collectif des Femmes Journalistes pour qu’elle porte plainte en son nom. Elle justifie que « l’ouvrier aurait agi sous émotions. », explique Maitre NZANZU KAMUHA, défenseur judiciaire et membre de la cellule juridique du Collectif des Femmes Journalistes.
Ces causes lointaines de l’agression
Une semaine après l’agression de la journaliste SIFA BAHATI, le REJIAFJ s’est rendu au lieu de l’incident pour vérifier et confirmer certaines informations en vue de parfaire l’investigation. C’est surprenant et abasourdissant ce que notre reporter a vu dans cet environnement ainsi que la scène, on dirait dans une pièce théâtrale.
Vêtus en redingotes, avec de vieux gants en caoutchouc visiblement déchiquetés, sans bottes ni masques de protection, deux ouvriers s’apprêtaient à évacuer les immondices. Ils refusent de nous parler… « Vous, les journalistes, vous commencez à chercher des problèmes avec les gens … », fulmine l’un d’entre eux, avec un air mécontent. « Si vous lui donnez 500 francs congolais, il va vous parler. Ces gens souffrent beaucoup et sont toujours et déjà énervés à cause de la façon dont ils sont traités », adoucit une vendeuse de légumes aux alentours. « Je sais qu’il a beaucoup à vous dire mais comment voulez-vous qu’il vous parle alors qu’il est affamé ? », poursuit une autre femme vendeuse des vivres présentes dans l’environnement.
Aux yeux du reporter, les agents de la Brigande urbaine d’assainissement n’avaient pas l’air d’être dans leur peau. D’un seul regard, leurs visages renfrognés pouvaient renseigner qu’ils ne sont pas à l’aise dans ces conditions de travail, dans cette insalubrité sans aucun équipement de protection adéquat. Et qui sait pour leur rémunération ? Peut-être que la journaliste victime de l’agression a payé le pot cassé…
Le jour suivant un des ouvriers de la Brigade d’assainissement a accepté de nous parler sous anonymat, en dehors de son lieu de travail. Nous lui donnons ici le prénom de Moise (nom d’emprunt). Moise nous révèle que pendant la période où la journaliste a été agressée, les ouvriers avaient des arriérés de salaire suite aux journées ville morte décrétées par les groupes de pression et mouvement citoyens (période entre le 5 avril et le 27 avril 2021). En même temps, poursuit la même source, les ouvriers de la brigade d’assainissement étaient en procès contre leurs encadreurs. Ils dénonçaient les très mauvaises conditions dans lesquelles ils travaillent ainsi que la rémunération aux sommes négligeables.
Moise et son équipe s’interrogent : « comment comprendre le décalage de salaire entre les ouvriers balayeurs du marché central qui travaillent toute la journée et les ouvriers qui nettoient l’immeuble administratif de la mairie juste le matin. Les deux catégories sont en fait du même ressort. D’après notre enquête, un ouvrier balayeur du marché central touche entre 20 mille francs et 30 mille francs congolais par mois (soit 10 à 15 dollars américains), tandis qu’un ouvrier qui torchonne les bureaux administratifs de l’immeuble de la mairie le matin reçoit entre 150 et 200 mille francs le mois (75 à 100 dollars américains). Moise fait savoir que lui et son équipe soupçonnaient un détournement de la part de leur encadreur. Mais après le procès Moise et son équipe ont compris que « le problème était au-dessus de la tête des encadreurs ».
Du côté du service de tutelle, l’on reconnait plusieurs difficultés auxquelles les ouvriers font face. « Nous sommes conscients des difficultés auxquelles fait face la Brigade d’assainissement. D’une part des matériels et équipements de protection insuffisants et une faible rémunération d’autre part,…) » justifie un cadre au sein du service urbain de l’environnement. Ce dernier met en cause l’insolvabilité des redevables qui ne s’acquittent pas de la taxe.
Payer les pots cassés d’une mauvaise gouvernance ?
En tout état de cause, la journaliste aura alors été victime de cette mauvaise gouvernance qui frise le détournement et la mégestion. En effet, la gestion des déchets dans les marchés publics en ville de Butembo pose un sérieux problème depuis belle lurette. Des milliers des reportages et plusieurs voix ont déjà été levés pour dénoncer cette situation. En décembre 2020, le Collectif des Femmes Journalistes avait mené un plaidoyer allant dans ce sens auprès de l’autorité urbaine pour lui présenter la situation insalubre dans laquelle se trouvent les marchés publics de Butembo. C’était dans le but de lui faire part de la gravité et lui rappeler la nécessité de prendre la situation en main.
Suivre ce grand reportage réalisé par le Collectif des Femmes Journalistes sur la gestion des immondices dans six marchés publics de Butembo.https://www.youtube.com/watch?v=z6dtQKvdNf8&list=TLPQMjIwNTIwMjHI2C5yNXjg2g&index=1
A cause du silence et l’inaction des parties prenantes dans la sécurité et la protection des femmes journalistes, l’agresseur jouit totalement de sa liberté jusqu’aujourd’hui. La journaliste continue ses activités, la problématique des déchets est toujours là.
Jérémie KYASWEKERA
A propos de l’auteur
Jérémie Kyaswekera est un jeune journaliste d’investigation basé en ville de Butembo, Province du Nord-kivu en République Démocratique du Congo. Il est spécialisé dans la promotion de l’égalité de genre et la masculinité positive. Membre du comité local de l’Union Nationale de la Presse du Congo(UNPC), il est aussi engagé dans la défense de la liberté de la Presse en République Démocratique Du Congo. Agé de 25ans, Jérémie Kyaswekera a fait ses études à l’Université de l’Assomption au Congo dans le département des sciences de l’information et de la communication…