RDC : A cause de la persistance de l’insécurité, le métier de journalisme se déféminise à petit feu dans le territoire de Beni
28 septembre 2021Dans plusieurs coins du territoire de Beni, à l’Est de la République Démocratique du Congo, tous les secteurs de la vie sont touchés par les effets de la guerre. Cette région fait face à une insécurité indescriptible attribuée à des groupes armés locaux et étrangers. Mais la nébuleuse et triste réalité de la guerre de l’Allied Democratic Forces (Forces Démocratiques Alliées, ADF) a plus touché le social et l’économie de la population. Autant que tous les autres secteurs socioprofessionnels, le domaine de la presse est aussi touché. Des journalistes sont parmi les victimes de cette situation qui date de 2014. Des assassinats, des meurtres, des enlèvements et disparitions sont enregistrés dans la famille des journalistes dans le territoire de Beni. De manière particulière, les femmes journalistes sont touchées par cette situation. De plus en plus, des femmes journalistes de cette partie de la province du Nord-Kivu à l’Est de la RDC abandonnent le métier, se sentant contraintes de quitter leur milieu de vie et où elles pratiquent également le métier.
Au-delà des tueries massives qui sont enregistrées dans plusieurs secteurs du territoire de Beni où la guerre s’est accentuée, des femmes journalistes font objet de menaces de tout genre. Cela représente un danger permanent pour leur sécurité physique et psychologique. En effet, le Réseau des Journalistes d’Investigation au tour des Agressions contre les Femmes Journalistes, REJIAFJ en sigle, a mené des investigations auprès de 29 entreprises de presse dans le territoire de Beni et a constaté qu’à un pourcentage considérable, les femmes journalistes ont abandonné le métier, particulièrement dans les zones où l’ADF est plus virulent.
Arlette Kapatawali est une ancienne journaliste de la Radiotélévision Bulongo (RTB) émettant depuis la Commune Rurale de Bulongo, en Secteur de Ruwenzori, dans le territoire de BENI, à au moins 35 kilomètres à l’Est de la ville de Beni. Elle témoigne que le journalisme est un métier difficile à exercer dans une zone en proie à l’insécurité.
« C’était après une incursion de présumés ADF dans notre commune que je me suis déplacée jusqu’ici. Ce jour-là (sans préciser la date), des rebelles ont tué à la machette plus de 15 personnes à Bulongo et dans d’autres villages environnants… Ayant appris que le village était investi par les rebelles, je ne pouvais pas résister, surtout que ce qui s’est passé m’a beaucoup affectée », confie-t-elle.
Arlette s’est réfugiée dans une ville voisine depuis l’année 2020. Elle affirme avoir été sidérée particulièrement par l’enlèvement de son confrère journaliste Pius Manzikale, jusqu’aujourd’hui sans traces ni nouvelles.
« …il est toujours en captivité et on ne sait rien de sa situation actuelle. Cela ne pouvait que nous affecter, surtout ne sachant pas qui pouvait être le prochain à subir le même sort », poursuit cette journaliste aimée des auditeurs de Bulongo et environs.
Gentille Kasule travaillait également dans la même entreprise de presse à Bulongo, mais elle a également abandonné le métier, bien qu’avant sa consœur Arlette. En effet, très tôt en 2019, Gentille reçoit des menaces téléphoniques de la part des inconnus. Ceux-ci lui promettaient la mort elle et ses collègues de service, sans en donner les raisons.
« Dans une zone aussi insécurisée, la première réflexion était que ces messages viendraient des groupes armés, surtout que je diffusais, comme tout journaliste de la région insécurisée, des informations sécuritaires… », Remémore la journaliste Gentille Kasule.
Celle-ci se rappelle avoir fait part de ces menaces à sa hiérarchie et qu’aucune mesure particulière n’a été prise pour sa protection. C’est lorsqu’une attaque a été annoncée dans contre son village qu’elle pliera bagages pour se sauver et prendre la direction de Butembo. C’est ici qu’elle vit aujourd’hui.
Dans le même territoire de Beni, d’autres femmes journalistes disent exercer le métier avec beaucoup de peine et avec de la peur permanente suite à ce que subissent d’autres journalistes. La conséquence est qu’elles finissent par lâcher prises, craignant pour leur sécurité et se référant aux cas d’insécurité dont certains de leurs collègues hommes ont été victimes dans le passé.
D’autres femmes journalistes ont abandonné le métier dans les mêmes circonstances ou presque les mêmes causes. Nous citons entre autres les nommées Rebecca Mwanamolo de la Radio Communautaire Bashu, Charline Muhanuka de la Radiotélévision Virunga, Jeannine Vithina et Grace Sivira ainsi que Furaha Vuvuya, toutes de la Radio Pambazuko de Mangina, Kavugho Anuarite de la Radio Espoir et Aimé Kalume de la Radio Communautaire Malio.
Le 15 février 2014, le journaliste Kennedy Muliwavyo de la Radio Muungano station d’Oicha avait été tué dans une embuscade attribuée à des rebelles et qui serait tendue à un convoi de l’armée, dans les profondeurs de la forêt du territoire de Beni, route Mbau-Kamango. Il menait un reportage aux côtés de ses confrères Patient Tambanabo et Hangi Mitterrand qui, eux, avaient survécu aux blessures par balles. Par ailleurs, depuis le 11 décembre 2020, le journaliste Pius Manzikale, de la Radio de Bulongo, a été enlevé par des hommes armés, non autrement identifiés. D’aucuns pensent qu’il serait pris en otage par des rebelles de l’ADF, dès lorsqu’il est sans traces depuis que son village de Kasusu, du secteur de Rwenzori avait été attaqué. Le journaliste Pius revenait de la radio où il venait de présenter le journal du soir.
Si d’une part, c’est des attaques ou menaces que les journalistes subissent de la part des rebelles, d’autre part, c’est des responsables sécuritaires qui sont accusés de terroriser les journalistes, autant hommes que femmes.
« Parfois, les services de sécurité sont aussi à la base de la plupart de menaces en l’endroit des journalistes. Il s’avère qu’à côté de l’insécurité entretenue par des hommes en armes, les professionnels des medias sont aussi confrontés à des restrictions et agressions de la part des services de sécurité. Et cela nous affecte, ne sachant pas si un jour il peut arriver qu’on nous colle une faute que nous n’aurons pas commise. Il peut aussi s’agir des conséquences de harcèlement sexuel ou de chantage de la part de hautes personnalités », révèle une journaliste d’Oicha, chef-lieu du territoire de Beni qui a préféré s’exprimer sous annonymat.
Cette journaliste se rappelle d’un événement malheureux qui s’est déroulé dans le territoire de Beni et qui reste encré dans sa mémoire, tellement elle n’arrive pas à s’en débarrasser. En fait, le 10 mars 2021, le journaliste Vinywasiki Vagheni de la Radio Maendeleo d’Eringeti, a été interpelé par la police pour avoir diffusé des témoignages d’un rescapé des massacres. Une source proche des services de sécurité de la place confirme cette version et précise que le journaliste a été détenu pendant près de 24 heures.
« Pour recouvrer sa liberté, il a été contraint de payer une amande et de signer un document où il s’engage à ne plus jamais diffuser une information ayant trait à la sécurité », a confié une autre source dans le couloir de la police.
Ces événements viennent confirmer les données contenues dans le Guide Pratique pour la Sécurité des Journalistes publié par Reporters Sans Frontières et où cette organisation reconnaît aussi que plusieurs centaines de journalistes sont tués dans le cadre ou à raison de leur travail.
« Ils sont pris pour cible précisément parce qu’ils sont journalistes et que leurs reportages et leurs enquêtes menacent la propagande d’un camp ou d’un autre. Les progrès fulgurants des technologies de l’information et de la communication ont par ailleurs donné naissance à un nouveau risque pour les journalistes : la surveillance de leurs activités et l’interception de leurs données », peut-on lire à la page 4 de ce document. Et ces différentes réalités ont des conséquences sur la psychologie des femmes journalistes.
« Des situations pareilles rendent l’environnement médiatique encore plus critique et les professionnels des médias, dont nous femmes journalistes, pensons qu’il faut opérer un choix entre notre propre sécurité et le métier. Le métier nous exige de dire la vérité et lorsqu’on vous contraint à taire la vérité, vous travaillez sous une instabilité psychologique, encore que tout semble permis pour les services de sécurité », explique, sous anonymat une autre femme journaliste d’Oicha, chef-lieu du territoire de Beni.
Des femmes renoncent, des hommes tiennent le coup
En dépit de cette insécurité qui se caractérise par toutes ses formes, des journalistes hommes sont toujours présents sur terrain et au même moment, les femmes jettent l’éponge progressivement. Pourquoi les femmes abandonnent-elles là où les hommes tiennent le coup ? Le psychologue Mbusa Jeapy Ndungo établit un lien entre cette situation et l’autisme, qui est le trouble particulier neurologique qui ne résiste pas à tous les faits.
« Lorsqu’une femme est placée dans un environnement moins sécurisé, elle ne résiste guère. C’est la nature féminine », explique cet expert psychologue.
Entretemps, l’Union Nationale de la Presse du Congo (UNPC), antenne du territoire de Beni, craint pour sa part que cette situation déféminise sensiblement le métier. Pascal Mapenzi, Président de l’UNPC en territoire de Beni, reconnait que tous les professionnels des medias travaillant dans la zone de Beni méritent une protection particulière. Il avoue par ailleurs que jusque-là, il n’y a pas encore de mesure spécifique mise en place pour protéger les femmes journalistes sur ce terrain glissant.
«…on a toujours demandé à chaque journaliste de veiller à sa propre protection… », Soutient-il tout en expliquant que cette situation d’abandon progressif du métier par les femmes journalistes est aussi une conséquence de l’absence d’un plan de sécurité et de protection des femmes journalistes dans plusieurs les medias de la région.
« Lorsqu’une femme journaliste est menacée ou agressée et que rien n’est entrepris par sa hiérarchie pour lui garantir une quelconque protection, du moins pour la plupart des cas, cela a des conséquences. Déjà les femmes sont rares dans les médias dans le territoire de Beni. C’est une minorité à protéger et à conserver », poursuit-il.
De son côté, le bureau du Genre, famille et enfant du territoire de Beni peine à identifier la vraie cause de ce phénomène. Madame Bernadette Mbalyakoki qui chapeaute ce bureau regrette tout simplement que la lutte pour la planète 5O-5O en pâtisse.
« C’est une triste réalité dont nous sommes consciente. Et ce n’est pas seulement dans le métier de journaliste mais bien d’autres services sont aussi concernés par ce phénomène. Je ne sais même pas quel conseil donner aux femmes journalistes, car c’est une question de vie ou de mort (…). Le contexte sécuritaire du territoire de Beni ne permet pas aux femmes de bien mener la lutte pour une société égalitaire», se lamente-t-elle en toute impuissance.
Des voix féminines disparaissent à petit feu
L’absence progressive de voix féminines dans les ondes ne passe pas inaperçue à l’oreille des auditeurs. Certains responsables des medias affirment même que cela occasionne aussi une perte d’audience. Mbakidi Roger, Directeur de la Radio la voix de Malio (RVM), dans le territoire de Beni, raconte qu’il reçoit souvent des appels téléphoniques de la part des auditeurs lui demandant où est partie telle ou telle autre femme journaliste, qui prestait dans l’entreprise de presse qu’il dirige. Et en même temps, les auditeurs s’en plaignent.
« Des fois, en écoutant la radio, on a l’impression que le métier de journaliste n’est réservé qu’aux hommes. Lorsque les femmes abandonnent aussi vite, c’est une démotivation pour d’autres jeunes filles qui souhaiterait intégrer le métier », opine Ndovya Muhongolo, un auditeur de la Radio la Voix de Malio.
Madame Bernadette Mbalyakoki du Bureau Genre du territoire de Beni convient que l’inclusion significative des femmes journalistes accroit l’influence de certains acteurs sociaux et contribue à la culture de la paix. Se référant à la résolution 1325 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, cette autorité soutient que la présence des femmes dans les medias joue un rôle très important dans l’efficacité de la radio sur le plan du changement social.
Sur le plan professionnel, l’abandon progressif du métier de journaliste par les femmes a un impact considérable sur le marché de l’information. Héritier Ndunda, Rédacteur en chef de la Radio pour le Soutien aux Orphelins, RASO FM de Kasindi, dans le même territoire de Beni, soutient que la situation sécuritaire volatile à l’Est de la République Démocratique du Congo influence au plus haut niveau le travail des journalistes dans les rédactions. Des rédacteurs en chef prennent certaines mesures pour tenter de maintenir le peu de femmes qui sont encore présentes. Elles ne restent à la permanence qu’à réaliser des journaux,…
« Nous qui œuvrons dans le secteur de Ruwenzori, nous ne savons pas professionnaliser les femmes journalistes pour les rendre plus compétitives. Quand nous sommes en conseil de rédaction, il est toujours difficile de demander à une femme journaliste d’aller recueillir les informations dans les milieux insécurisés, à l’exemple de la route Beni-Kasindi où des embuscades et autres incidents sécuritaires sont souvent déplorés. Or, le journalisme de guerre est une très belle expérience dont les femmes devraient aussi jouir», regrette Heritier Ndunda. Cet homme des médias déplore que les femmes journalistes de la région se contentent des faits divers et chiens écrasés, « non pas parce qu’elles le veulent ainsi, mais parce que la situation sécuritaire ne leur permet pas de faire plus.». Le président de l’UNPC en territoire de Beni partage cette même expérience.
«…nous reconnaissons que c’est un grand défi pour la dimension genre dans les entreprises de presse de Beni….Il y a par exemple des reportages qu’on ne peut confier à une femme comme lorsque qu’il s’agit d’accompagner l’armée ou même d’aller faire un reportage loin de la radio, sur une route insécurisée…les rédactions essayent de ne pas y envoyer une fille. Ou carrément, s’il y a une femme courageuse dans une rédaction et que celle-ci se propose pour un tel reportage, on lui demande de mettre une tenue adaptée pour qu’elle soit mobile sur le terrain mais aussi on lui rappelle certaines astuces à suivre. Mais dans tous les cas, on demande à chaque journaliste de veiller à sa propre protection, à avoir sur lui sa carte de presse, à avoir un carnet d’adresses alimenté… », commente Pascal Mapenzi.
Une lueur d’espoir ?
La RDC se retrouvant à la 149ème place du classement mondial de la liberté de presse de Reporters sans frontières (RSF), cela prouve suffisamment qu’i y a un grand travail à faire et des actions à entreprendre dans ce secteur. D’ailleurs, le vendredi 3 septembre 2021, l’Organisation non gouvernementale JED (Journaliste en danger) a publié un communiqué dans lequel elle avait lancé un appel d’urgence au gouvernement congolais sur la dégradation de la situation sécuritaire des journalistes en RDC.
« Le problème est encore plus palpable dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri », peut-on lire dans ce document.
Mardi 7 septembre 2021, une séance de travail a réuni le ministre de la Communication et des Médias, le porte-parole des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC), et le secrétaire général de l’ONG Journaliste en danger (JED), autour de la sécurisation des professionnels des médias pendant la période de l’état de siège dans le Nord-Kivu et l’Ituri. A l’issue de cette séance de travail, les participants ont étudié la mise en place d’un mécanisme national de protection des professionnels des médias afin d’assurer leur sécurité. Le mécanisme de protection sera constitué d’une « plateforme d’échange d’informations, entre les organisations professionnelles et des points focaux qui peuvent se retrouver au niveau des services concernés, sur les questions de sécurité des journalistes pour échanger des informations ». Cela permettra non seulement de prévenir les cas d’atteinte à l’intégrité et de protéger les journalistes, mais aussi de lutter contre l’impunité des coupables. D’autres approches à la fois stratégiques et techniques du niveau international sont déjà mises en place mais souffrent encore d’application. On peut citer entre autres le plan d’action des nations unies sur la sécurité des journalistes et la question de l’impunité.
Dans l’entretemps, des mesures conservatoires peuvent être envisagées sur le plan local. De l’élaboration des plans de sécurité pour tous les médias au recours à la justice en vue de lutter contre l’impunité des auteurs identifiables des menaces et des agressions, en passant par la collaboration avec les services de sécurité et les organisations de protection des journalistes ainsi que l’assistance psychologique sont autant d’actions faisables.
Edwige Ruhanga
Cet article a été produit dans le cadre du projet « Pour la protection des femmes journalistes en R.D. Congo » du Collectif des Femmes Journalistes (CFJ), avec la contribution des points focaux du Réseau des Journalistes d’Investigations autour des Agressions contre les Femmes Journalistes (REJIAFJ) en territoire de Beni, appuyé financièrement par l’UNESCO.