Etat de siège et accès à la Justice: difficile de lutter efficacement contre l’impunité des agressions des femmes journalistes.
13 mars 2022Depuis mai 2021, le Président de la République Démocratique du Congo a décrété « l’état de siège » sur l’ensemble du Nord-Kivu et l’Ituri, deux provinces situées à l’est du pays et qui font face à indescriptible instabilité sécuritaire. Ces deux entités administratives durement frappées par la violence des groupes armés et particulièrement par une véritable boucherie humaine sous forme des massacres des civils ont été placées dans ce mode particulier de gestion en vue de mettre un terme aux souffrances des populations. C’est dans ce sens qu’une ordonnance a été prise par le Président Felix Tshisekedi avec entre autres conséquences la dévolution des compétences des juridictions civiles aux juridictions militaires notamment pour des questions pénales. Cela a créé un disfonctionnement dans le secteur de la justice dans les deux provinces où les juridictions militaires sont insuffisantes avec trop moins de magistrats. Les dossiers ont été débordants et ainsi, c’est un véritable statuquo et un fiasco dans leur traitement des dossiers. Les actions entreprises en justice par le Réseau des Journalistes d’Investigation autour des Agressions contre les Femmes en RDC (REJIAF-RDC) ont été également impactées par cette situation.
Les dispositions de l’ordonnance présidentielle relative à l’état de siège ont confié à la justice militaire le traitement de toutes les matières répressives. Mais, de graves violations des procédures et de la loi ont été documentées et dénoncées par les acteurs de justice.
« …des magistrats des juridictions militaires opérationnelles dans les deux provinces concernées sont accusés de commettre plusieurs abus. Ce n’est pas moi qui le dis, mais c’était les résultats des enquêtes menées par la commission Défense et sécurité », introduit, sous anonymat, un défenseur judiciaire près le Tribunal de Grande Instance de Butembo.
Comme lui, Maitre Richard Ndekeninge, défenseur judiciaire près le Tribunal de Grande Instance de Butembo et chercheur en droit, regrette que depuis la proclamation de l’état de siège, le principal droit sacrifié c’est le droit d’accès à la justice dans un délai raisonnable. « Tenez, 10 mois après, il y a un seul magistrat militaire au parquet militaire détaché de Butembo. Il contrôle aussi le territoire de Lubero, soit plus 3 millions d’habitants. Aucun tribunal ne fonctionne en permanence à Butembo en matière pénale. Les conséquences logiques sont entre autres la pléthore à la prison centrale, la complaisance dans le traitement des dossiers, des actes de corruption dans le chef des inspecteurs et officiers de police judiciaire, la famine à la prison, des relaxations fantaisistes qui forcément alimentent l’insécurité », analyse-t-il.
Maître Richard ajoute que l’état de siège a rendu ardu le travail de l’avocat qui parfois se sent impuissant d’assurer dignement la défense de son client.
Un autre défenseur judiciaire près la même instance judiciaire affirme sous anonymat que l’état de siège qui devrait résoudre le problème en a créé plutôt une panoplie.
« Imagez que jusqu’à présent aucun dossier n’ait été fixé au tribunal militaire, ici à Butembo depuis l’état de siège. Tous les dossiers sont traités au parquet militaire. C’est selon les sensibilités et les humeurs de l’auditeur militaire. Il y a donc trop de dossiers sans issus. On comprend logiquement que les détentions préventives décidées par cet organe de la loi violent les dispositions légales en la matière », démontre-t-il.
L’état de siège a aussi favorisé la violation de la procédure pénale. C’est ce qu’avance comme analyse Maitre Roger Kasereka, défenseur judiciaire.
« D’abord, il y a l’insuffisance de magistrats instructeurs. Cela est à la base de la violation flagrante de la procédure pénale congolaise. Pendant l’état de siège, nous avons constaté la présence de plusieurs stagiaires au niveau des parquets militaires. Ils instruisent les dossiers en qualité d’inspecteurs et pourtant ils n’ont jamais été assermentés et n’ont pas la maîtrise de la procédure appropriée dans la phase pre-juridictionnelle », avance Maitre Kasereka.
De réels disfonctionnements
Des acteurs du système judiciaire se plaignent de cette situation qui freine la poursuite de l’instruction de certains dossiers ainsi que l’aboutissement d’autres. Les disfonctionnements sont nombreux et attireraient en principe l’attention des autorités et autres décideurs. En effet, lors de ses investigations, le Réseau des Journalistes d’Investigation autour des agressions contre les Femmes a constaté qu’en principe la procédure exige le lancement des pièces de procédure pour inviter une personne à venir comparaître devant l’officier du ministère public ou l’inspecteur judiciaire. Mais la réalité actuelle avec l’état de siège est toute autre car plusieurs justiciables ont été appelés par voie téléphonique.
Un autre problème constaté est celui du prélèvement des sommes indues telle que les frais d’audition et de confrontation alors qu’il s’agit bel et bien des frais illégaux. L’état de siège a par ailleurs favorisé la multiplicité des cas d’arrestations arbitraires et de non-respect des droits humains dans les différents amigos.
Les données à la disposition du REJIAF démontrent que les pièces de procédure ont été trop coûteuses et qu’également, trop de dossiers ont été traités avec partialité.
Les actions du REJIAF entravées
Le REJIAF a constaté que ces disfonctionnements de l’appareil judiciaire impactent négativement sur la lutte contre les agressions commises contre les journalistes de façon générale et en l’endroit des femmes journalistes, de manière particulière. « La conséquence qui en découle consiste dans le fait que les auteurs des agressions contre les femmes journalistes jouissent d’une impunité caractéristique alors que nous militons pour que les victimes des agressions soient remises dans leurs droits », explique Maitre Nzanzu Kamuha, membre de la Cellule Juridique du REJIAF.
Il y a des actions introduites en justice qui n’évoluent pas du tout. Et cela constitue un problème sérieux dans le cadre de la lutte contre les violations et atteintes contre les journalistes.
« Cette série de disfonctionnements a impacté négativement sur le travail de notre cellule juridique du REJIAF au sein du Collectif des Femmes journalistes. Imaginez vous-mêmes, une dizaine des plaintes sont déjà introduites en justice et toutes portent essentiellement sur les agressions contre les journalistes. Mais la plupart sont bloquées et n’évoluent pas. Tout cela bénéficie aux auteurs des agressions contre les femmes journalistes », poursuit monsieur le juriste.
Vers des pistes de solutions ?
Vendredi 4 mars 2022, le 43e Conseil des Ministres du gouvernement de la RDC a adopté la modification de l’ordonnance du 03 mai 2021 portant proclamation de l’état de siège en Ituri et au Nord-Kivu. Cette modification consistera notamment à circonscrire l’action répressive des juridictions militaires dans les provinces sous état de siège à des infractions d’une certaine gravité.
Entretemps, des députés dont des élus du Nrd-Kivu plaident pour qu’une solution soit apportée aux problématiques des audiences foraines et des infrastructures de cours et tribunaux en cette période spéciale. Ils souhaitent également que les compétences entre les juridictions civiles et militaires soient précisées et que la justice soit rapprochée des justiciables à travers l’installation des juridictions civiles et militaires dans certains territoires.
Notons que l’état de siège est un régime spécial de légalité. Il correspond à un degré supérieur de l’état d’urgence. Celui-ci renforce les pouvoirs des forces de l’ordre et confère aux autorités civiles des pouvoirs exceptionnels alors que dans le cas de l’état de siège, les autorités civiles sont remplacées par les autorités militaires. Dans cette situation, l’armée assure la sécurité des citoyens à la place de la police.
Les libertés publiques peuvent également être réduites dans ce régime. Les autorités militaires peuvent dans ce cas perquisitionner les domiciles jour et nuit, interdire les réunions qui peuvent être considérées comme atteinte à l’ordre public. Sous le régime de l’état de siège, les autorités militaires peuvent également interdire la circulation des personnes.
REJIAF-RDC
Cet article a été produit dans le cadre du projet « pour la protection des femmes journalistes en RD.Congo » du collectif des femmes journalistes CFJ en collaboration avec le REJIAF RDC avec l’appui financier de l’UNESCO.